Tous les jours, je traverse le Père Lachaise, à l’heure où les touristes n’ont pas encore envahi les lieux. Je marche alors dans le royaume des morts, ça ne dure qu’un quart d’heure et ça ne mange pas de pain. On se fout la trouille à peu de frais, par les temps qui courent. Chaque jour, je songe donc à l’épilogue du Père Goriot de Balzac qui, sans savoir pourquoi, m’a longtemps obsédé lorsque j’étais plus jeune, non pas l’arrivisme de Rastignac, encore que, mais bien plutôt la mélancolie de l’enterrement sur la colline dénudée, la présence de la ville comme repoussée dans les marges de la plaine, là où s’épanche la vie avec laquelle on doit se battre :
A six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien, il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un coeur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et, le voyant ainsi, Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : « A nous deux maintenant ! » p228
J’avais même parodié cette scène dans mon premier roman OMICRoN, en la transférant toutefois dans le parc des Buttes Chaumont, plus proche de mon enfance :
Il regarda ce qui restait de l’horizon, se souvenant si bien du jour où, suivant les injonctions paternelles et le baccalauréat enfin en poche, il était monté jusque-là, puis avait contemplé la banlieue nord en croyant voir Paris. Forçant alors sa nature, il avait alors brandi le poing vers les usines d’Aubervilliers et sans y croire s’était écrié : « a nous deux maintenant. » Au lieu d’être emportés par le glorieux écho que son imagination avait espéré, ses mots se perdirent alors dans l’espace, curieusement atones et sans relief ». p53
D’où l’idée, un peu absurde, de montrer le temps qui passe, les saisons qui s’évanouissent, aussi bien que les variations météorologiques depuis ce point de vue unique sur la ville. Voila donc un an de ma vie, du 08 juin 2011, au 08 juin 2012, réduit à sa substantifique moelle, quatre minutes et vingt-cinq secondes, à raison d’une photographie par jour, prise chaque matin à huit heure trente avec les mêmes réglages.
Musique : Sandy Denny, Late november, 1971.
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